DREYFUS (AFFAIRE)

DREYFUS (AFFAIRE)
DREYFUS (AFFAIRE)

L’affaire Dreyfus a été l’une des grandes crises politiques de la IIIe République. Surtout une épreuve morale décisive dans l’histoire de la société française contemporaine. Un officier juif, Alfred Dreyfus, est condamné par le conseil de guerre à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée (déc. 1894). Il aurait livré des documents à l’Allemagne. Il a sans cesse protesté de son innocence. Autour du procès, flambée passionnelle d’antisémitisme dans l’armée et la presse. Puis vient l’oubli.

Cependant, il apparaît peu à peu que le verdict a été rendu sans toutes les garanties d’équité: instruction hâtive, prévention raciale contre l’accusé, pièces secrètes communiquées aux juges à l’insu de la défense. En mars 1896, le nouveau chef du service de renseignements, le commandant Picquart, découvre que la trahison a été le fait d’un officier dévoyé du nom d’Esterházy. Alors, l’état-major déplace Picquart en Tunisie: la «chose jugée» ne saurait être remise en question. Pour couvrir Esterházy, des faux sont ajoutés au dossier de Dreyfus. Du moins, par ces remous, l’affaire revient-elle au jour (1897).

Un petit groupe (famille, défenseurs, premiers «fidèles») mène l’enquête, lance la campagne de presse pour la révision: dès lors, l’opinion est saisie. Ainsi éclate l’Affaire proprement dite («J’accuse», lettre ouverte de Zola dans L’Aurore , janv. 1898), conflit politique aigu, conflit de valeurs surtout, où vérité, justice et droits de l’homme sont défendus face à la raison d’État et au culte étroit de la patrie: dreyfusards (intellectuels, radicaux, socialistes, juifs, anticléricaux) contre antidreyfusards (armée, justice, catholiques, nationalistes, antisémites). Les fondements de la démocratie française sont en cause; en même temps, l’agitation menace la république elle-même.

Les coups de théâtre se succèdent (Esterházy acquitté; Zola inculpé et condamné; arrestation de Picquart; découverte des falsifications, suicide du colonel Henry, leur auteur). Ces scandales imposent la révision. La Cour de cassation l’accepte. Mais un second conseil de guerre condamne Dreyfus à nouveau (Rennes, août 1899).

Cependant, la crise politique a amené au pouvoir pour la première fois une coalition des gauches (ministère Waldeck-Rousseau). Ce gouvernement, décidé à défendre le régime, va liquider l’Affaire dans l’ordre. Dreyfus est gracié (sept. 1899), plus tard réhabilité (1906); et l’on mate l’agitation nationaliste. En contrepartie, la question de principe, qui fondait le débat, a été volontairement mise de côté. Le calme revient, et s’ouvre l’ère de la république radicale.

Une telle crise de la conscience nationale porte en elle beaucoup plus que les aspects contingents – histoire d’espionnage, imbroglio politico-judiciaire – auxquels on la réduit volontiers. Cette tempête n’est pas née du hasard: elle supposait une charge ancienne de conflits sociaux et idéologiques. L’affaire Dreyfus vaut comme symptôme et comme révélateur. Sur dix années, elle dévoile, dans leur jeu réciproque qu’elle amplifie, les forces profondes d’une société; elle exprime en clair les troubles généraux d’une époque.

La crise antisémite et le nationalisme

L’Affaire est d’abord le symptôme d’un corps social atteint de racisme. De nombreux traumatismes expliquent en partie le réveil offensif, en France, d’un antisémitisme auparavant latent: désastres de 1870-1871, dépression économique des années 1880 (en particulier le krach de la très catholique banque de l’Union générale), scandale de Panamá, émoi provoqué par les attentats anarchistes de 1892. Des positions sociales acquises ont été remises en question. Politiquement, le régime républicain n’a pas encore trouvé son équilibre, et la fréquence des crises ministérielles accroît le sentiment d’insécurité. Dans ce climat de désarroi, les doutes et les humiliations, le désir de revanche, l’aspiration à l’ordre favorisent des choix irrationnels, tel ce courant de nationalisme agressif où l’antisémitisme entre naturellement. C’est qu’en effet, à un niveau plus profond, la complexité et l’abstraction croissantes des mécanismes sociaux, dont les processus échappaient de plus en plus aux individus, augmentaient chez ceux-ci l’insécurité et la peur. Le racisme fournit alors une explication élémentaire qui suffit à aplanir les ambiguïtés et à «personnaliser» les responsabilités; l’antisémitisme sert d’exutoire à des tensions internes qu’on pouvait d’autant moins résoudre rationnellement qu’on refusait d’en reconnaître les raisons: il eût fallu se mettre en question. Les haines, jalousies et trahisons vécues ou devinées à l’intérieur du groupe et qu’on ne veut pas s’imputer à soi-même, on en charge quelque victime expiatoire. Cet autre, c’est le juif. Il incarne le mal. Aussi va-t-on imputer aux juifs les «malheurs» de la France – défaite, crises, scandales. Leurs liaisons internationales ne les désignent-elles pas, d’ailleurs, comme de toujours virtuels «candidats à la trahison»?

Or, face aux menées prêtées aux «apatrides» pour servir l’ennemi, l’armée portait en elle les valeurs et vertus nationales. Certes, son rôle n’avait pas été brillant en 1870, mais on préférait ne pas y penser et mettre ses faiblesses au compte de la trahison. D’ailleurs, l’épisode boulangiste (1885) a révélé le prestige croissant dont jouit l’armée comme instrument futur d’une revanche. Dans un pays où l’amour-propre souffre et quête un réconfort, elle est garante de l’honneur, symbole de ce qu’évoque le pur opposé à l’impur. Son intégrité importe en premier lieu. D’où la crainte que les juifs, corps étrangers passant déjà pour maîtres de la finance et de l’administration, veuillent s’infiltrer dans l’armée. S’en trouve-t-il en son sein? Dans la fiction antisémite, leur place y est claire: celle du traître. Qu’une fuite de documents se découvre, on ne cherche pas plus loin, c’est un juif qu’on arrête.

Ainsi prend son sens cette défense acharnée de la chose jugée, s’épurant à la fin en une conception mystique de la nation: cristallisation, à propos de l’incident, d’une idéologie qui se cherchait comme le baume indispensable d’une conscience nationale souffrante.

Un affrontement pour le pouvoir

À travers cette épreuve, un autre combat se jouait. Depuis 1875, la grande bourgeoisie, longtemps maîtresse des affaires sous la monarchie de Juillet puis le second Empire, avait vu son influence décliner. La république, seule issue acceptable aux désastres de la guerre et de la Commune, ne lui convenait guère: la classe moyenne y prenait trop de place. Dès lors, pour retrouver le pouvoir, les Notables devaient unir derrière eux la large fraction conservatrice du pays. De là cette volonté d’incarner la nation tout entière. L’affaire Dreyfus vint à point nommé pour rassembler une masse hétérogène d’électeurs autour de valeurs larges mais confuses, telles ces idées coagulatrices de nation, de peuple, de race, propres à renforcer en chacun le sentiment rassurant de son appartenance, en l’opposant à l’Allemand, au juif, au métèque... Bref, face au mal. C’est ce qu’exprime Léon Daudet au lendemain de la cérémonie où Dreyfus avait été publiquement dégradé: «Sur les débris de tant de croyances, une seule foi reste réelle et sincère: celle qui sauvegarde notre race, notre langue, le sang de notre sang et qui nous rend tous solidaires. Ces rangs serrés, ce sont les nôtres. Le misérable n’était pas Français. Nous l’avions tous compris par son acte, par son allure, par son visage» (Le Figaro , 6 janv. 1895).

Ciment de l’entreprise, les thèmes d’ordre, d’autorité, d’honneur aident à penser qu’il n’y a de problème que par la faute de coupables désignés: «Les amis de Dreyfus, quelle présomption de sa culpabilité! [...] Ils injurient tout ce qui nous est cher, notamment la patrie, l’armée. [...] Leur complot divise et désarme la France, et ils s’en réjouissent. Quand même leur client serait un innocent, ils demeureraient des criminels» (Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme ).

Les thèmes de l’antidreyfusisme prennent ainsi leur plein sens: horreur de tout ce qui brise l’unité du corps national dont le mode rêvé est l’unanimité; méfiance envers la république, synonyme de pluralité; nostalgie d’un ou de plusieurs chefs rassembleurs, besoin corollaire de victimes expiatoires; condamnation enfin du changement, des «mœurs du temps» où il se révèle que tout s’achète et se vend et que «règne l’argent» – formules au travers desquelles se devine une conscience anxieusement dressée contre l’évolution économique.

Ainsi se compose l’un des camps affrontés dans l’Affaire, cette droite nationaliste pénétrée d’un antisémitisme où les thèmes de la jalousie économique envers certains juifs prospères ne sont pas les moindres: couches de la population que l’évolution industrielle a desservies, donc aigries – petits industriels en perte de vitesse, rentiers, épargnants, boutiquiers, artisans, etc. –, dont les intérêts et les statuts divergent, mais solidairement sensibles au fait d’avoir été bousculées par la promotion des «couches nouvelles» prédite par Gambetta. La bourgeoisie conservatrice a voulu recréer à son profit, entre ces fractions de classes frustrées, une solidarité par la fusion de leurs antagonismes dans le nationalisme. Elle tentait de lancer, dans un dernier assaut contre la république modérée, ces petits bourgeois et ce qu’elle pouvait toucher de paysans et d’ouvriers. Le mouvement antidreyfusard recruta donc une clientèle tout à fait hétérogène... Ce n’est pas par hasard qu’il se réfère aux morts, dont seul le culte peut accorder entre eux les vivants. Ainsi l’Affaire est-elle le creuset où furent fondues pensée et mythologie d’une extrême droite durable. Mais en face, qui y a-t-il?

L’opinion spectatrice

Moins que l’inconfortable position des premiers dreyfusards, compte la masse de ceux qui assistèrent à ce conflit entre la justice et l’honneur, la vérité et la patrie. La presse n’a pas peu contribué au développement de ce débat et à la diffusion de ses mythes. Tout en elle joue sur le registre passionnel. Elle révèle d’autant mieux les motivations élémentaires du public; du moins, celles qu’on prêtait au public. Celui-ci a-t-il été maître de juger?

L’Affaire, dit-on, aurait représenté une révolution dans l’histoire de la démocratie. Posant si dramatiquement un certain choix moral et politique à l’échelon national, elle aurait déplacé l’instance de décision de l’ombre des ministères à la place publique. Elle sanctionnerait le triomphe des puissances d’opinion (assemblées, presse, instances locales) sur les puissances traditionnelles (notables, armée, justice, finance).

L’impression prévaut cependant que le pouvoir de trancher a échappé au public. Seuls en ont eu le moyen des groupes organisés (état-major, magistrature, «syndicat» dreyfusard, groupements financiers). Parce qu’ils contrôlaient certains journaux ou députés, leurs options furent diffusées.

Sous le choc, et concernés par le débat, syndicats ouvriers, cercles patronaux, intérêts coloniaux ont bientôt pris position, non sans gêne. Tel est le vrai public, ceux seuls qui savent ce qu’ils veulent et pourquoi. Au-dessous est une «opinion», devant laquelle chacun fait mine de se justifier, référence illusoire: elle désigne le commun de ceux à qui, dans la confusion des idées et des vouloirs, la décision échappe. D’autant plus vagues sont leurs moyens de s’affirmer, d’autant plus les prend-on pour garants de telle décision, de telle indignation, de tel mouvement orchestré d’«opinion». Dans un monde où des intérêts définis sont en conflit ouvert et conscient, l’opinion n’est que la masse inquiète de ceux qui croient garder leur liberté en ne s’engageant pas, qui se contentent d’être informés des événements, c’est-à-dire secoués de nouvelles contradictoires; ils se passionnent néanmoins au gré du vent qui souffle. Sur ceux-là ont prise toutes les formes de pression, particulièrement celle dont la presse est le véhicule, qui joue de l’émotion collective et table sur les comportements irrationnels. Une presse d’ailleurs émiettée en mille attitudes divergentes; et quelles vérités aurait-elle pu offrir à ses lecteurs, instrument qu’elle était de groupes rivaux?

Néanmoins, le rôle qu’elle assuma avait comme une nécessité organique. Dans cette circonstance où les autorités eurent un tel souci du secret et de l’ombre, la presse tint lieu de soupape. Ragots, bobards, révélations fondées ou non fondées soulageaient le désir de savoir, de savoir à tout prix, et quoi que ce fût. Plus ou moins bien, la presse, rouée ou déchaînée, fabulatrice, excitant les passions au mieux des intérêts qu’elle servait de part et d’autre, assura néanmoins une certaine participation de tous à un débat que le huis clos tentait d’escamoter. Mais que de leurre dans cette effervescence! La polémique et le spectacle – le scandale – y voilèrent ce que le public populaire ne devait pas reconnaître: un épisode des luttes politiques par lesquelles un capitalisme chassait l’autre. D’ailleurs, le mouvement ouvrier ne s’y trompa pas, longtemps hostile à l’Affaire elle-même, «querelle de bourgeois» dans laquelle il n’entra, poussé par ses chefs les plus lucides, que lorsque les conquêtes de la république risquèrent de sombrer dans la tourmente.

C’est dire que le débat de principes n’a concerné qu’un petit nombre d’esprits exigeants ou privilégiés. Si «affaire d’opinion» il y eut, c’est en ce sens qu’on y joua de l’opinion, et que la presse y fit l’épreuve de sa force.

L’ordre vainqueur

Il en sortit également une certaine conscience des principes et des droits sur lesquels se fondait le régime. Mais combien passive, et pleine d’ambiguïté! Ce qui prévalut en fin de compte, c’est ce courant de l’opinion qui fut surtout sensible à la rupture de l’unité morale de la nation. Réflexe primaire, et qui a fonctionné souvent dans l’histoire de la France, comme un instinct collectif de conservation dans une société très ancienne, très stratifiée, dont les conflits profonds condamnent l’organisme national à une extrême fragilité, à des déchirements toujours possibles.

La violence de l’agitation nationaliste choqua beaucoup d’esprits. Mais le drame de conscience et les efforts du clan adverse pour alerter le pays au nom d’une certaine idée de l’homme suscitèrent une égale réprobation publique. Le souci d’ordre prévalait. L’innocent et les valeurs qui s’attachaient à sa cause comptèrent moins, dans le débat, que le désir de faire progresser le contrôle parlementaire sur les institutions publiques, et sur l’armée surtout, bastion des droites antirépublicaines. Alors, autour de la république menacée, se fit la cohésion de l’opinion conservatrice. La condamnation d’un innocent avait un moment importé à la tranquillité publique. Quand l’injustice commise et maintenue eut agité dangereusement le pays, l’ordre exigea que le procès fût révisé. Un acte politique d’apaisement, telle fut la solution. Mais le débat sur les principes n’a pas reçu de réponse. La vigilance de quelques-uns, leur courage à défendre une idée et un droit ont marqué à jamais le destin et l’âme de ce pays. Voilà bien leur victoire, mais la seule. Car on ne saurait dire que l’issue de l’Affaire (réhabilitation, amnistie générale) ait manifesté le triomphe de leur cause. Ce qui a triomphé, c’est l’ordre, l’oubli, et une certaine forme viable de la république.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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